Bernard-l’hermite
Alors que les nantis attachaient leurs ceintures, et les nôtres serraient la leur, moi, je jouais au bernard-l’hermite. Je me réfugiais dans l’univers de Chidi. Mon univers !
Rencogné dans ma cache secrète, au cœur d’un tronc de caroubier crevassé en haut de ma falaise, attendant d’apercevoir la 404 blanche au gré des vents, j’empruntais la peau du chauffeur.
Je me berçais des remous qu’il provoquait, péripéties qu’on racontait. Je rêvais d’aventures, de stratagèmes, d’embuscades, et de victoires in extrémis… j’aspirais défier les jeeps, braver la nuit, dompter les sentiers. Je devinais d’autres contrées que le souk du samedi où il fallait ruser et user des coudes, se faufiler entre les chars d’assaut et les charrettes de fruits et légumes pour éviter les pépins. J’imaginais ce qu’apportait la Peugeot : des baguettes blanches et parfumées d’une boulangerie ? Des chaussures à trois bandes munies de lacets tenant les chevilles ? Des vêtements chauds aux noms de marques de voitures ? Des jouets qui ne servaient pas à piéger les moineaux ?...
J’y croyais. J‘entendais le chant discret du moteur, et strident paraissait celui des sirènes. L’odeur prégnante de l’habitacle m’appâtait, m’égayait. J’appréhendais la gêne d’un gouvernail encombrant et maudissais mes courtes pattes, incapables d’atteindre les pédales. La boule noire du levier de vitesse luisait à mesure qu’une boule blanche d’angoisse croissait à l’abdomen jusqu’à muer en vague de frissons. Mais c’était le jeu du bernard-l’hermite. Je ne prenais aucun risque en réalité dans ma coquille carrossée. Mon élément. Je m’improvisais, un temps, petite veilleuse dans l’obscurité de Chidi. Et je refusais de quitter ce cocon pour ne pas faire pleins phares sur mes propres tracas.
Jim Selouane