Le poids de l’illusion, histoire légère
Bonjour,
Voici un texte que je soumets à vos commentaires. N’hésitez pas à m'en faire part via les commentaires ou par email, sur la forme (orthographe, syntaxe…) ou le fond.
Au plaisir de vous lire.
Jim.
Madou déjeunait face à Mada dans la tranquillité offerte par les murs pierres d’une pièce étroite surplombée d’une mezzanine. Un rempart de vapeurs s’élevait du plat qu’ils dégustaient tous deux : lui à pleines dents, elle à fine bouche. Ce jour-là, deux poignées de petits pois, quatre gésiers, un bol de bouillon épicé et deux œufs très durs s’invitaient au menu. Mot ne transperçait ; le silence planait : on n’entendit que les ailes mouches, les chants bouches et la danse louche. Il en était ainsi depuis vingt ans que ce couple faisait lit commun.
À l’instar d’autres villageois, Madou s’étonnait de la corpulence de Mada. Il la voyait continuellement prendre du poids, elle qui, naguère, fut si menue, si frêle. Comment peut-on être aussi gros ? se demandait-il. D’autant que, au contraire de lui qui utilisait une cuillère en bois pour manger, elle employait une aiguille de couturier.
Une aiguille…
Elle picorait un à un les grains de lentilles ou de riz, évitait les légumes découpés, et refusait la viande et autres aliments consistants.
Au déjeuner, à peine attablée, Mada semblait déjà rassasiée des quelques grains de petits pois piqués. Pas possible ! jugea Madou, lui qui, malgré le bon appétit, restait chétif. Il l’épia sous ses sourcils broussailleux. Elle trônait de sa masse sur la natte en raphia à même le sol, devant la table basse, deux lattes et trois clous, qui les séparait. Une motte de foin, elle roulerait à la force du vent, pensa-t-il. Un long sari l’enveloppait ; sans motifs, mal vieilli, le tissu lui rappela les sacs de blé en jute. La mine accablée, elle bouleverserait la Méduse Gorgone, médit-il. Engourdie comme dans un vilain songe, elle tendit le bras lentement, à mesure qu’elle clignait les cils. À chaque bouchée, elle poussait un soupir de peine ; elle ruminait, jouissait, souffrait, ruminait… Et on entendit les ailes mouches, les chants bouche et la danse louche.
Mystérieux ! pensa Madou, contemplant sa moitié alors qu’elle éperonnait un petit pois, un tel embonpoint et si peu de voracité à la fois, cette créature gargantuesque doit détenir un secret. « Tu n’as rien mangé, ce soir, demanda-t-il gêné de trahir un ton inquisiteur… Es-tu malade ? » ; « Ne t’en fais donc pas ! répondit-elle hors d’haleine, une terrible migraine me tenaille. »
Tel un morveux, il but le bol de bouillon épicé sans avoir assouvi sa curiosité.
Au dîner, Madou assistait, ébahi, à une scène similaire : le repas était succulent comme à l’accoutumée, mais Mada butinait. « Tu devrais te nourrir un peu tout de même, dit-il, tu risques de tomber malade » ; « Ah ! si tu savais ! dit-elle, des brûlures à l’estomac me coupent l’appétit ; je ne peux rien avaler. » ; « Dommage ! » ironisa-t-il.
Peu convaincu de ces réponses, le villageois décida, à la digestion, de rejoindre ses compères et soumettre son imbroglio à leurs sciences. « Ah ! tiens, c’est curieux, mon épouse est très forte aussi, mais c’est que je la nourris bien », dit le premier ; « La mienne a des rondeurs aussi mais elle a depuis toujours aimé manger », dit le second ; « A moins que la mère de tes enfants n’ose pas te révéler la maladie qui la frappe », dit le troisième ; « Et s’il y avait un parasite dans ta farine », dit le dernier.
Les savantes analyses de ses acolytes ne satisfirent guère le mari préoccupé qui désespérait de comprendre l’obésité injustifiée de sa dame. L’angoisse de passer une nuit de plus dans l’ignorance le gagnait.
Sur le chemin du retour, alors qu’il s’empêtrait dans ses élucubrations, une idée lui redonna espoir : prétexter un voyage et percer le secret de sa femme. Alors, au petit matin, Madou quitta la maison et dévala la colline en direction de la ville. Il rebroussa chemin peu après la première étoile, se glissa par la lucarne de la mezzanine laissée entrouverte, puis, impatient de ce qu’il allait découvrir, se faufila parmi les sacs de denrées alimentaires, s’installa et observa la nuit. Mada s’endormit sans se douter de la ruse que lui concoctait son bien-aimé.
A l’aube, Mada s’enfonça dans la pièce de la mezzanine, en obstrua l’entrée. Son empâtement n’avait cependant d’égal que son ardeur au travail, contrairement à l’habitude : elle vida un seau de semoule dans un bac d’eau, fit valser sur les braises à l’entrée de la pièce un chapon déplumé, cuisina un pain au froment, et s’empara de carottes, tomates, courgettes, oignons…, de quoi restaurer une tribu, qu’elle versa dans un fait-tout réservé aux grandes occasions. La grillade libéra un nuage de fumée qui chatouilla les narines de l’espion embusqué. « Pour qui tant de nourriture, des convives que j’ai omis d’accueillir ? » murmura-t-il.
Quelques effluves plus tard, voilà fin prêt le repas de la mi-journée. Mada déposa le mets dans un plat en terre cuite digne d’une famille nombreuse, s’attabla et entama le festin : elle retint le souffle, la main droite agrippa les légumes fumants, la gauche happa une cuisse de volaille qui encombrèrent la bouche. La femme peina à respirer et ne sut où donner de la tête, tout lui paraissait exquis. Des complaintes d’exaltation s’expulsèrent : « Mmm ! quel délice ! », « Que cette semoule est fine et légère ! », « Que ces légumes sont savoureux et tendres ! », « Que ces pois chiche sont fermes !», « Que ce coq est délectable ! »… Cuillérées après cuillérées, point d’aiguille, elle avala, haleta : le gras miroitait sur les joues joufflues, le bouillon ruisselait aux commissures des lèvres, les os gisaient sur la table, le thé et la galette au froment faisaient souvenir.
Misérable dans sa tanière, Madou contempla la vigueur de sa légitime au geste vif et au regard avide qu’il ne lui connaissait pas. Il assista à un carnage truculent. Quel goinfre ! se dit-t-il, en ma présence, elle picote comme un poussin et, le dos tourné, elle désosse la basse-cour ! Voilà pourquoi cet embonpoint!
Trois jours durant, parmi les souris et les blattes, il admira ainsi la gloutonnerie de sa femme.
La dernière nuit, tandis que Mada ronflait pareille à un dromadaire en rut, que les légumes dansaient dans sa panse, au milieu d’un parterre de grains de semoule, sous le chant du coq, Madou s’éloigna de la maison, abasourdi par ce qu’il venait de vivre. Mais il se sentait soulagé car il avait percé le secret de sa conjointe. Puis, il échafauda un subterfuge justifiant son retour précoce du prétendu voyage et, par un habile phrasé, témoigna ses péripéties : « Après trois jours et trois nuits d’aventures, dit-il, j’y suis arrivé. Une pluie de semoule s’est abattue sur moi, et si je ne m’étais abrité sous un galet au froment, par la foudre j’aurais connu le sort du chapon braisé. »
Lentement, Mada cligna des cils, lâcha un soupir affecté et s’en alla entre les murs pierres de la pièce étroite surplombée d’une mezzanine.
Jim Selouane
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